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Sagesse de fin de carrière

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Trônant en plein milieu de la pièce, me voilà confortablement assis dedans.

Allongé en position quasi horizontale, j'observe furtivement le portrait en noir et blanc du visage d'un inuit souriant sur lequel était écrit la phrase suivante : "Je peux remercier l'huile de foie de morue et la graisse de phoque de me donner ce sourire". Je ne pûs m'empêcher de rire.

-"Ca fait 35 ans qu'il est accroché au mur et tous les patients qui ont usé ce siège ont rigolé au moins une fois en le regardant.Pourtant, je l'ai trouvé dans une braderie et je l'ai acheté pour seulement 5 Francs. Finalement, ce type que je ne connais même pas m'aura rapporté plus qu'il m'aura coûté !"

Je me remis à rire mais le morceau de métal dans la bouche me stoppa net dans mon élan.

Je l'entendais travailler l'amalgame qui allait servir à reboucher ma dernière carie.

En tournant la tête un peu plus, je pris conscience que le cabinet du dentiste était resté , après toutes ses années, dans le même état qu'à ses débuts : le temps n'avait pas eu de prise sur le seul lieu de torture autorisé par la sécurité social.

C'était sans doute pour procurer au patient la touche de zénitude nécessaire, lui permettant de ne plus penser aux affreuses douleurs qu'allaient lui procurer les divers supplices de mon bourreau préféré.

"-Vous ne savez peut-être pas, mais j'ai failli ne jamais devenir dentiste. Ma carrière fut un peu comme le fruit de la sérendipité, le bonheur et la réussite sans avoir voulu les chercher."

Tout en procédant à la pose du ciment dentaire, il me racontait que sa vocation lui est venu alors qu'il était étudiant en hôtellerie. Il avait rencontré, lors d'un stage en salle, une cliente dentiste, dont il tomba éperdument amoureux. Il plaqua tout du jour au lendemain, l'épousa six mois plus tard et décida de cibler ses efforts sur la carrière d'assistant-dentiste, lui permettant de travailler rapidement au côté de sa femme et d'apprendre le métier sans passer des années sur les bancs de la fac.

Je laissai pousser un "bravo" mais il fut emporté par le liquide qu'il m'injectait dans la bouche.

Tout en me relevant le siège, il ajouta que c'est en souvenir de sa femme, emportée par la grande Faucheuse seulement 3 ans après leur mariage, qu'il jura de garder son cabinet tel qu'ils l'ont aménagé avant le drame.

"-Vous ne savez peut-être pas non plus que vous êtes mon dernier patient et que lorsque vous quitterez cette pièce, une équipe de décorateurs videra et remplacera tout ce qui rappelera les souvenirs du passé. Je laisse la place à mon fils."

Ainsi donc, ce qui paraissait comme être le temple du kitsch dentaire allait devenir le temple de la modernité médicale.

 

 

L. P.

 

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