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Le requin tournait dans le gigantesque aquarium. Je l'observais, les mains crispés sur mon siège rouge et j'avalais bruyamment ma salive. Il n'y avait rien qui ne pouvait me faire davantage peur que ce mammifère marin. 

Le public retenait également son souffle et seule une lumière flottante et orangée éclairait l'eau depuis le fond de l'aquarium.

Le commentateur, après avoir animé la soirée d'ouverture du parc pendant 2 heures, allait la clôturer avec cette performance unique au monde.

Je m'étais renseigné rapidement sur l'encyclopédie en réseau et, effectivement, la réputation qu'avait le requin d'être indomptable et inapprochable était maintes fois vérifiée.

Un seul homme avait su briser ce dernier défi de l'humanité. Son premier exploit fut de faire faire de la voltige de ballon à un requin mako pendant 10 secondes. La vidéo qu'il avait posté, datant du 15 avril 2016, fut visionnée 2 millions de fois.

Le héros de cet exploit de la nature avait été invité sur un plateau de télévision et prenait un malin plaisir à raconter la façon dont il avait fait connaissance avec l'animal, comment ce dernier s'était approché de lui, lui avait touché la paume de la main par le museau et comment il avait joué avec un ballon. Et pour mettre un peu plus d'extraordinaire, il alla même jusqu'à le comparer à un footballeur du Real Madrid.

La lumière avait virée au rouge, et la musique n'inspirait pas vraiment à la fête, pas même à une lambada. Le requin bondit d'un coup et alla atteindre le panneau "AMA-zone", pour Aquarium Méditerranéen Alternatif, avec son museau.

C'est alors que retentit quelques mesures de "Jump" de Van Halen. Le public applaudit et le soigneur tendit plusieurs sardines devant la gueule du requin, qui les avala d'un coup.

Une fois les remerciements d'usage auprès de la communauté d'agglomération de Nice et du public, le volume sonore diminua, fit place à une musique plus douce, et la lumière de la salle se ralluma, signifiant que le spectacle était terminé.

Alors que les spectateurs remontaient à l'accueil, je restais quelques instants à contempler l'aquarium. Je vis alors le requin conduit, visiblement de force, par un des soigneurs. Son corps trahissait son stress de devoir emprunter le sas. 

Mes parents me prirent par le bras.

- Viens, Benjamin, on a de la route pour retourner au gîte.

- Mais , maman, le requin ...

- Oui, il est majestueux, mais il faut rentrer. Et n'oublies pas que tu as ta ballade à vélo avec ton père.

Je dûs me résigner à les suivre. L'image troublante de ce pauvre animal maltraité par ses maîtres m'obsédait. 

Le lendemain matin, je ne touchais même pas à mes tartines de pain.

- On part dans vingt minutes, mon grand, annonça mon père, sortant de sa chambre en tenue de cycliste chevronné.

A l'heure prévue, nous partîmes avec nos vélos et nos gourdes, et prîmes la direction de la plage. Arrivés sur la plage de sable fin après deux heures de course, nous posâmes nos vélos.

- Demain, ça te dit d'aller au large demain ?

- Oui, papa, et on ira voir les poissons ?

- Bien sûr.

J'allais pouvoir découvrir toute la biodiversité des océans et surtout  en profiter pour poser des questions sur les conditions de vie des requins en captivité à notre guide. La ballade sportive n'avait pas freiné ma motivation et plus les kilomètres passaient, et plus j'étais convaincu qu'il se passait quelque chose d'anormal dans ce parc.

Nous allions nous acheter un sandwich quand je vis par terre une affiche. Une tête de requin blanc, couverte de sang, et, à sa droite, un homme, un couteau à la main, avec le sourire ignoble comme Jack Nicholson dans "Shining". Sous l'illustration était inscrit :

 

                        Plus jamais ça, rejoignez la FAVELA !

 

En-dessous était écrit "Fondation d'Aide aux Victimes ELAsmobranchiennes".  Une conférence devait avoir lieu demain matin dans une salle de conférence de l'université de Nice.

- Papa, je veux y aller.

- Fais voir un peu ... tiens donc, encore des écologistes qui veulent attirer la foule avec leurs fantasmes de vivre en harmonie avec le monde animal.

- On ne peut pas laisser faire ça, papa, je suis sûr qu'il y a un lien entre ce que j'ai vu hier dans l'aquarium et cette conférence, il n'y a pas de hasard.

- Peut-être, mais tu n'iras pas. Je suis ton père et ce n'est pas pour toi. Fin de la discussion. Prend ton sandwich et mange.

Je n'avais jamais vu mon père aussi intraitable et, depuis le début des vacances de carnaval, il semblait distant, au point de ne pas nous avoir accompagné hier soir à l'inauguration du parc animalier océanique.

Mais aujourd'hui, vingt ans après cet évènement qui changea ma vie, mon combat écologique ne trouve toujours pas de place dans le coeur du trafiquant de dents de requins qu'était mon père.

 

L.P.

Une dent  contre mon père

Ancre 26112015

Une heure venait de s'écouler. Les juges venaient de rendre leur verdict et la salle d'audience se désemplissait peu à peu.

Je rentrais chez moi, après 6 heures de délibération intense avec 9 autres jurés.

- Ca y est, te voilà enfin. Alors ?

Je pris la direction de la cuisine, ouvrit la porte du frigo et pris une bière fraîche. L'eau coulait sur le verre; je sentais l'humidité rafraîchissante sur la paume de ma main.

Le décapsuleur était sur la table de cuisine. Je m'en saisis et glissa l'excroissance sur le morceau de métal. Un souffle puissant et bref s'exfiltra de la bouteille ; une pression sur l'engin finissait de l'ôter de la bouteille.

- Alors, on l'a acquitté.

- Et je suppose que tu n'as pas le droit de me dire si tu l'as jugé coupable ?

- Oui et non. Pour être exact, je dois garder le secret pendant 5 ans.

- Et qu'est-ce qui fut le plus dur ?

- La dernière heure était vraiment la plus éprouvante nerveusement. Nous savions que nous devions rendre un jugement à la majorité des votes et aucun verdict n'était encore clair. Je l'avais encore en tête. Un supplice, un vraie torture mentale.

 

- Ce gars-là n'a pas la tête d'un psychopathe.

- Vous commencez à nous chauffer sérieusement les nerfs avec votre rengaine à deux balles. Les preuves sont là : le mobile, les empreintes digitales des ses doigts sur la nuque de la victime, l'heure de la mort qui coïncide avec son absence dans la salle des machines à sous. Il ne peut être que coupable.

- Messieurs, le soir commence à tomber, il faut nous décider.

- Vous croyez sans doute que c'est vous qui avez droit de vie et de mort sur cet homme. Mais vous ne m'enlèverez pas l'idée que cet homme, aussi bizarre qu'il a l'air, n'est pas coupable.

- Vous faites davantage confiance à votre intuition qu'aux preuves et aux témoignages du croupier et du barman, je me trompes ?

- Je n'ai pas dit que je ne croyais pas aux preuves.

- Et le voisin a même ajouté que ce Charlie, hebdomadairement, organisait des soirées privées où l'alcool coulait à flot. Pour quelqu'un qui est marié et 2 enfants, c'est quand même pas très normal. - Les votes vont devoir reprendre, messieurs. Veuillez prendre vos stylos et notez, s'il vous plaît, si vous jugez que Charles Polris est coupable.

 

J'avais bu ma bière d'une traite. Je demandais à ma femme d'aller m'en chercher une autre.

- Tu voudrais me faire plaisir, chérie ?

- Un massage, je présumes …

- Tu m'enlèves les mots de la bouche.

J'allumais la télévision et tomba sur une interview du juge. Un des journalistes, sur le micro duquel était écrit « Les Nouvelles de l'Agora », fit un bref rappel de l'affaire, qui avait débuté lors de l'arrestation de l'auteur présumé du meurtre de l'hôtesse d'accueil au casino l'Orlando's, le 18 mars 1989. 2 ans et un paquet d'auditions plus tard, le procès put enfin s'ouvrir. J'avais été tiré au sort pour devenir juré. J'avais tout de suite accepté, partant du principe que même le plus horrible des hommes a droit à être jugé pour les actes qu'on lui reproche d'avoir fait.

 

- Bonjour, c'est moi qui vais diriger la séance de verdict après le procès, quand vous serez en délibéré. Mais d'abord, vous allez devoir prêter serment avant de prendre place sur le banc des jurés. Si vous ne souhaitez pas prêter serment, une autre personne sera tiré au sort. Personne ne vous forcera à quoique ce soit.

- Pas de souci, je veux prêter serment.

- Bien. Veuillez lever la main et répétez après moi : « Je jure solennellement de respecter les droits et les devoirs d'un juré et des autres jurés. Je jure solennellement de ne pas donner un vote sous l'emprise de quelque substance illicite que ce soit et en pleine possession de mes moyens ». 

Je répétais les deux phrases et pris ma place en premier sur le banc, côté Nord.

 

- Presse bien le dos, j'ai une de ces douleurs, surtout vers la nuque.

- Tes désirs seront des ordres, mon chéri. Elle m'embrassa tendrement sur la nuque.

- Tu ne peux vraiment rien dire ? Allez, ça ne sortira pas de la maison.

- Mais je n'ai pas le droit. Ce n'est quand même pas compliqué à comprendre !

- Oh, ça va. Monsieur veut se donner des airs parce qu'il a participé à un procès. Allez, s'il te plaît, mon Ubu pantouflard !

- Pas question ! Une parole, c'est une parole ! Elle abdiqua au bout d'une demi-heure. Le massage l'avait fatigué et s'était endormi, la tête sur mon épaule.

 

 

L.P.

Sortie après mise au frais

Ancre 08122015
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