top of page
Ancre 22122016

Sang plomb noir

La pointe de son épée trancha le cou dénudé de son esclave. Une nappe de sang coula le long du tranchant, près de la pointe.

Son regard se posa sur la tête qui tomba sans rebond dans le panier en osier qu'il avait déposé quelques minutes avant de lui poser la question ultime "As-tu quelque chose à dire avant de mourir ?"

Il sortit un mouchoir de sa poche de veston, et essuya la lame de haut en bas pour en évacuer tout le sang, avant qu'il ne colle.

Puis, dans un mouvement ferme, planta la pointe dans le sol, à proximité du corps de l'esclave mort décapité.

"Encore un qui n'aura pas vécu bien longtemps", songea-t-il, serrant le poing.

- Jacques, vous en avez terminé avec ça ?

C'était la voix tonitruante et arrogante du sergent Lewigloo, assis sur le transat à motifs rayés.

- Oui, monsieur, je dois porter le corps à la décharge. Cela ne prendra qu'une dizaine de minutes.

Une fois l'esclave jeté sur le tas parmi d'autres congénères ayant subi un sort similaire, je repris la route direction le manoir.

Le soir commençait à tomber et il ne lui restait plus assez d'essence pour faire le trajet sans m'arrêter. Il fit une halte à une station. Il la connaissait bien car elle était tenue par son ancienne petite amie.

- Bonsoir, petit serviteur, je te sers combien de litres ?

- Une trentaine, de quoi te payer ton mascara marron ou tes petits fours à la pâtisserie.

Elle esquissa un sourire tout en quittant sa caisse. Elle me frôla et fit glisser subrepticement le dos de sa main droite sur un des bras que j'avais découvert.

- Il est beau, ton tatouage.

- Je te remercie, ma douce.

- Ne m'appelle plus ma douce. Mon amant a pris la place qui tu as laissé vacante depuis six mois maintenant et si le rencontre, je ne donnerais pas la moindre de chance de survie face à lui.

- Au moins, il t'a appris la poésie.

Elle le quitta du regard ; elle se dirigea vers ma voiture quand elle vit quelque chose par terre. C'est alors qu'elle se mit à jouer, comme quand ils étaient ensembles : elle se pencha langoureusement, de manière à lui montrer ses courbes généreuses.

"Ne me provoque pas" se disait-il. 

Soudain, une explosion retentit. Des flammes sortirent des pompes, qui vinrent se jeter sur Camille. Elle se mit à courir dans tous les sens. Je pris la veste qu'elle avait laissé sur sa chaise et courut vers elle pour tenter d'étouffer le feu qui commençait à consumer sa peau.

Un homme qui passait prit l'extincteur et nous aspergea de tout le contenu.

Camille était gravement brûlée. Le chirurgien, qui l'opéra quelques jours plus tard, ne pouvait guère nous rassurer quant à son état de santé. 

- Votre amie ne tiendra pas longtemps en vie, malgré tous nos efforts. dit-il en jetant sa calotte trempée.

Les mois passèrent et les visites hebdomadaires à l'hôpital ressemblaient à un calvaire de plus en plus atroce à mesure que je la voyais dans son coma artificiel.

Un jour de juillet, alors que il entamait la quinzième visite, il vit la porte de sa chambre ouverte, alors qu'elle est habituellement fermée.

Il s'approcha discrètement et vit un prêtre assis sur une chaise. Il ne pouvait le voir que de dos ; il s'approcha de lui tout en pénétrant dans la chambre de Camille. 

L'homme se tourna lentement vers lui.

- Bonjour. Jacques, je présumes ?

- Oui, c'est bien moi. Comment connaissez-vous mon prénom ?

- C'est Mademoiselle Camille qui me parle souvent de vous.

- Camille ? De moi ? dit-il interloqué. Et vous êtes ...

- Je suis le père Noël. Noël Pligat. La soeur de votre amie a fait appel à mes services par le biais d'une annonce qu'elle a fait paraître dans le journal.

Il fit une pause.

- J'espère que vous n'avez rien contre ma présence. Je veux dire, vous n'avez rien contre le fait que je sois noir ?

- Il n'y a qu'en présence de mon maître que je les déteste. S'il savait que vous m'avez rencontré, il serait capable de me demander de vous tuer sur le champ.

Une fois les présentations faites, il s'assit face à lui, de l'autre côté du lit, entre la table de chevet et le visage garni de bandages et de tuyaux.

- Vous dites qu'elle vous parle. Elle est donc sortie de son coma ? Depuis quand ?

- Depuis un mois.

- Mais je ne l'ai jamais vu bouger à chacun de mes visites, comment est-ce possible ?

- C'est moi qu'y l'en ai sortit.

Ce pasteur noir maîtrisait visiblement une sorte de magie noire. Il vit un livre sur la table de chevet : "Le lutin magique".

- Il s'agit du livre tiré du film ? dit Jacques au pasteur.

- Exact. Et je lui en lit un passage chaque jour à la même heure. 

Une légère sonorité retentit quelque part dans la chambre.

- Veuillez m'excuser, c'est la fin de ma visite. Je vous souhaite une bonne journée. J'espère être là demain.

- Pourquoi ?

L'homme s'était soudain évaporé. 

Il resta assis pendant une heure à l'observer, attendant qu'elle daigne ouvrir un oeil, cligner des cils ou entrouvrir la bouche, ne serait-ce que pour prouver que le miracle que ce prêtre avait accompli s'était effectivement produit.

Le temps eu raison de sa patience et il prit congés du corps de Camille.  C'est alors que, la main posé sur la poignet de la porte, il entendit une voix qui lui était familière.

- "Ne pars pas"

C'était bien sa voix.

Il se précipita vers son lit et vit ses yeux s'ouvrir lentement. Ses globes oculaires laissaient couler des larmes, comme une banquise fondant sur l'effet du réchauffement climatique.

L.P.

Ancre 29122016

Ce que procure la procuration  

Un matin d'été, Olga prenait son bain. Le téléphone résonna dans toute la maison. Des pas précipités se rapprochèrent de la porte de la salle de bains mais la sonnerie avait cessé depuis quelques secondes. 

Elle allait crier que ce n'était pas la peine de décrocher qu'elle se ravisa aussitôt.

Un silence interminable s'installa. 

Au bout d'une minute, elle se décida à sortir du bain pour enfiler son peignoir blanc.

Elle mit ses chaussons puis ouvrit la porte et contempla le corps de sa mère.

Aucun bruit n'avait retentit.

Olga appela le médecin familial qui, une fois sur place, constata le décès.

- Il va falloir que je contacte un médecin légiste pour qu'il pratique une autopsie. 

Cinq mois passèrent et sa belle-mère, qui lui proposa d'habiter chez elle afin d'oublier cet épisode traumatisant, lui fit la conversation.

- Mon fils est parti dans les mêmes circonstances : inexplicables.

- Nous sommes visiblement prédisposées à vivre les mêmes drames, dit Olga, cherchant à atténuer sa tristesse en pratiquant l'ironie.

- Tu as des nouvelles du détective ?

- Toujours rien, ma chère.

Un court instant de réflexion qu'Olga mit à profit pour se regarder dans le miroir, posé sur la tablette sculpté de branches de gui.

- Puis-je te proposer une tasse de thé ?

- Volontiers, ma chère.

Son hôte se leva et prit la direction de la cuisine.

Aucun bruit ne se fit entendre. Olga se leva après deux minutes à fixer l'horloge comtoise.

Une fois franchi le seuil de la porte, elle vit le corps de sa belle-mère sur le sol, les membres pliés comme des serpentins.

Le lendemain matin, le cerveau encore embrumé par la mort incompréhensible de sa belle-mère, Olga contacta le détective privé qu'elle avait engagée pour la mort de sa mère.

- Ma belle-mère vient, elle aussi, de mourir. J'ai la nette impression que mon tour va venir.

- Madame Olga, les indices que je viens d'analyser vous accusent. Indubitablement.

- Mais, de quoi ? Chaque fois qu'une de ces femmes est morte, j'étais ailleurs, dans une autre pièce.

Elle ouvrit le petit réfrigérateur, dans lequel se trouvait une bouteille de mousseux.

Elle voulut la prendre mais sa main s'enfonça dans la bouteille, comme si elle n'existait que dans son imagination.

Elle raccrocha sans même prendre la peine de saluer son interlocuteur.

Une semaine plus tard, sur les conseils d'une amie, elle alla consulter un médecin qui lui prescrivit une IRM.

- Madame, les résolutions que nous avons appliqués sur cette coupe sagittale de votre cerveau montrent que vous avez la zone temporale altérée, ce qui semble expliquer les hallucinations visuelles que vous développez. 

La neurologue n'avait évidemment pas connaissance des dernières mésaventures d'Olga. 

- Avez-vous déjà eu des crises d'epilepsie, Madame ?

- Jamais, non.

- Et dans votre entourage ? Vos parents ont-ils eu des problèmes cérébraux ?

- Ca sera difficile à savoir. Ils sont morts  depuis ... depuis ... quatre mois.

Le trouble s'empara d'elle. Elle avait la vue de sa mère et de son père, morts dans les mêmes circonstances. Pourtant, des souvenirs d'eux, bien vivants, surgirent de sa mémoire comme si elles les avaient imaginés pour la première fois et bien après leur décès. Un feu d'artifice, celui du 14 juillet, apparut. Les voisins, une odeur de merguez, des cadeaux.

- Madame Olga. Ne pensez-vous pas que vous ayez cru à la mort de vos parents ?

- Pourtant, le médecin légiste m'a clairement affirmé, il y a six mois, qu'elle était morte. Et je l'ai vu.

Et le détective privé que j'ai engagé pour retrouver le meurtrier de mes parents, est convaincu que je suis lié à ces meurtres.

Le chirurgien se leva et lui indiqua la sortie.

- Les résultats définitifs et détaillés vous seront communiqués dans une semaine. Bon courage, Madame.

Elle posa sa main droite sur l'avant-bras du neurologue mais, une nouvelle fois, s'enfonça dans le vide. 

Un homme d'âge mûr s'approcha d'elle. Il se déplaçait autour d'elle, comme s'il voulait danser avec elle le cotillon.

- Papa ?

- Allez, ma chérie, il faut que tu retournes dans ta chambre. L'infirmière doit passer pour te voir, comme d'habitude.

L.P.

bottom of page