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Le train s'arrêta net. Face à moi, un panneau dont la suie de charbon avait quasiment fait disparaître le numéro du wagon. Je ressentais une légère bourrasque de vent finissait de faire disperser les vapeurs chaudes de la cheminée.

Je l'attendais, ce tacot. Maman m'en avait tant parlé quand j'étais petit. Elle le prenait tous les jours pour aller à son travail, à Chablis. Les dix années qu'elle avait passé sur la même banquette, elle les avait remplies de souvenirs tantôt insolites, tantôt émouvants. 

Le conducteur descendit, s'essuyant le front avec un chiffon mêlé de sueur et de suie.

Je m'approchais de lui ; son physique était impressionnant : ses manches remontées laissaient voir des volutes de fumées tatouées sur l'avant-bras droit. Le torse puissant, un crâne chargé d'une chevelure fournie, qu'une queue de cheval gris-noir venait parfaire.

- Et ben alors, t'as jamais vu un conducteur de train ? Ou c'est mon tacot qui t'impressionne ? C'est vrai que c'est une brave bête. Et qu'est-ce qu'elle peut consommer comme charbon : une vraie gourmande, hahahahaha !

- Un peu des deux, je dois avouer. C'est bien le train pour Chablis, monsieur ? 

- Oui, mon p'tit, et je t'y emmènerais si t'arrêtes de m'appeler monsieur. C'est Sir Jokey qu'on doit m'appeler. 

- Bien, euh .. Sir Jokey. Encore une question : je ne trouve pas mon numéro de wagon, il est ...

Je n'eus pas le temps de finir ma phrase qu'il prit mon billet. Il sortit ses lunettes rondes de la poche gauche de sa saloppette, fronça les sourcils, puis releva la tête et m'emmena en direction du wagon 15.

- Voilà, mon p'tit. Ta place est côté fenêtre, 3ème rang, banquette de droite. On part dans 20 minutes, le temps de faire le plein. 

Sa large main vint percuter mon dos entre les deux omoplates, ce qui eut pour effet de me faire trébucher sur la première marche.

- Ta mère ne t'a pas assez nourri, on dirait, hahaha !

Je pris ainsi place sur la banquette et attendit sagement, ma valise sur les genoux. Je l'ouvris et en sortis un livre : "La Révolution ne sera pas télévisée".

Un septuagénaire s'approcha alors, me demandant si la place était libre. Il s'installa à côté de moi. Son regard devient de plus en plus angoissant ; je me réfugiais dans la lecture de mon livre.

Au bout de dix longues minutes, alors que je tombais sur une page illustrée, l'homme m'adressa la parole.

- L'histoire que ta mère t'a racontée sur moi est une piètre comédie. Elle a tout inventée.

- Pardon monsieur ? Je ne vois pas de quoi vous voulez parler. 

- Tu sais très bien de quoi je veux parler, dit-il en sortant un cigare et en l'allumant.

- Je ne vois toujours pas, monsieur.

- Bien, alors si je te dis que je suis le Colombien, est-ce que la mémoire te revient ?

Je revis en image ce que ma mère m'avait racontée sur l'aventure qu'elle avait entretenue avec cet homme. Il s'appelait Christophe et elle l'avait rencontrée dans ce train. Elle ne s'attendait pas, alors mariée depuis 3 ans avec mon père, à subir de plein fouet le coup de foudre de sa vie.

Ils prenaient le train tous les matins et passaient leur temps à discuter de tout et de rien. Trois mois après leur première rencontre, ils prirent rendez-vous dans un restaurant sur Chablis et eurent leur premier baiser.

-  Et  devines un peu pourquoi elle m'appelait le Colombien ? Je te dis tout de suite, ce n'est pas pour le café que nous prenions en cachette, avant qu'elle rentre chez elle, dit-il en esquissant un léger sourire.

En le regardant, je ne put m'empêcher de rire intérieurement : ces mains tordues par les crises de rhumatisme, sa canne tremblante et son dos voûté me permettaient difficilement de l'imaginer dans les draps de ma mère. 

- Et que devient ta mère, sinon ?

- Elle est partie à Sal, sa destination de vacances préférée, avec mon père. Mais pourquoi m'avoir révélé cela maintenant ?

- Je savais que ta mère ne dévoilerait rien, car elle tenait à rester avec ton père. Mais je prend ce train tous les jours à cette même place depuis 40 ans. Et pour mon dernier voyage, je voulais enfin mettre mon grain de sel dans sa vie où je n'avais jamais pu avoir ma place. Et elle m'a aimé pourtant...   

 

L.P.

 

 

Santa Maria di Chablis

Ancre 07022016

Orlando était le type qu'on ne rencontre qu'une fois dans sa vie. Son visage présentait les symptômes physiques d'une fatigue extrême mais sa lucidité sur la vie était plus vivace que jamais. Assis sur son rocking-chair sous un soleil brûlant, qu'il faisait balancer avec ses bottes au cuir usé par les hivers rigoureux, les étés caniculaires et les morsures de serpents, il ne lâchait pas son livre.

- Sans vouloir être indiscret, de quoi parle votre livre ?

Il mit quelques secondes avant de s'exprimer, d'une voix âpre.

- Ca vous embêterait de me donner un verre d'eau ?

- Non, je vous le cherche tout de suite.

Je pénétrais dans la cuisine ; les mouches tournoillaient, tantôt sur les casseroles empilées, tantôt sur les traces de confiture dispersées sur la petite table en formica.

En ouvrant le robinet de l'évier, un claquement suivi d'une forte vibration résonnait dans les conduites. Un maigre filet d'eau coula alors et vint frapper le fond du verre. Au fur et à mesure que le niveau montait, la couleur du liquide passa de transparent à brunâtre.

- Faut pas prendre l'eau du robinet ! Allez en prendre dans le bidon jaune !

- D'accord. 

Je trouvais le fameux bidon et tourna la robinet. Une eau parfaitement claire en sortit et remplissa le verre généreusement.

Je l'apportais au vieux, qui l'avala goulûment.

- Ce livre parle de la révolution mexicaine. Mon arrière grand-père a combattu à Fort Alamo. C'était un vrai dur à cuire, il ne s'est jamais défilé devant les Mexicains. 

- Et comment s'appellait-il ?

- Aldwin Laetare Hummingbird, général du 4ème régiment d'infanterie des troupes américaines.

Il n'y avait pas deux jours que j'avais débarqué de mon Pittsburg natal pour rejoindre l'ami de mon père que déjà, j'en savais plus sur l'histoire des Etats-Unis que pendant ma scolarité.

Il avait un puits de connaissance, qui contrastait avec l'ignorance de son voisinage.

- Il est mort sur son rocking-chair, dans l'indifférence générale. 

- Et j'imagines que vous croyez aux superstitions.

Orlando me fixa alors du regard. Ses yeux bleus me lançaient des balles.

- Je vous demandes pardon, j'ai dit ça sur le ton de la plaisanterie, dis-je, en balbutiant.

-  T'as pas à t'excuser, p'tit. Même que je suis d'accord avec toi. J'ai les boules de devoir vivre avec cet héritage sur la conscience. Depuis que je suis môme, j'ai appris à avoir le triomphe modeste, à ne pas crier mes réussites sur tous les toits. Tout ça parce que mon père avait trouvé une façon de m'éduquer : il me rejouait tous les dimanches la mort de son grand-père. Quand il m'appelait, je courrais et je le voyais, sur ce rocking-chair, amorphe, les yeux révulsés. Et moi, comme un imbécile, soit je pleurais, soit j'appelais ma mère. Et il se redressait et je revoyais ses yeux bleus.

Je savais ce que c'était que de ressentir la douleur de perdre ceux qu'on aime, de voir ses illusions d'enfants partir en confettis.

Le ton de sa voix résonnait dans ma tête.

- Va me chercher un autre verre d'eau, p'tit.

J'allais pour remplir un autre verre lorsqu'il me lança :

- En fait, non, va plutôt me chercher un whisky, il y a la bouteille dans le bar sous le téléviseur.

Je me dirigeais vers le salon. Quelques photos de famille retinrent mon attention pendant une bonne minute. Parmi elles, je vis mon père et un homme -  sans doute Orlando - , tous deux souriants et en tenue de lutteur de sambo.

Un portrait en miniature d'un homme en tenue militaire trônait au-dessus de l'appareil. Le paysage de désolation tranchait avec sa posture conquérante et fière.

- La photo sur la télé, c'est votre arrière grand-père ? lançais-je, attendant vainement un réponse.

Un silence inquiétant vint briser la quiétude des lieux.  Une fois la bouteille trouvée, j'alla le retrouver dehors.
L'homme ne bougeait plus. Son visage était figé, tel un masque

Une semaine plus tard, ses obsèques furent, selon ses volontés, honorées dans la plus stricte intimité, en présence de mon père. Ses cendres furent dispersées sur l'aérodrome de Houston.

Quelques années après son décès, une biographie d'Aldwin Hummingbird parut et un hommage national fut rendu, rendant la dignité à un militaire, qu'Orlando avait mis des années à faire reconnaître.

 

L.P. 

Soleil d'été

Ancre 09022015
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