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Octave se leva, avec le sentiment de ne pas avoir passé suffisamment de temps à rêver. Ce besoin était tel qu'il pouvait s'endormir à n'importe quelle heure de la journée, soit pour expérimenter une nouvelle idée, soit pour étoffer une piste. 

Il ouvrit son recueil de rêves qui ne quittait sa table de chevet que pour ses phases de retranscription ; il ne lui restait plus qu'une page sur les 200 qu'il avait soigneusement remplies. On aurait dit un récit de voyage, à l'image des croquis qui illustraient le plus fidèlement possible ses pérégrinations cérébrales.

L'avant-dernière page contenait un rocher luisant d'eau de mer et parsemées de mousses. Plus on se rapprochait de la surface de l'eau, plus les couleurs verts-bruns prenaient de l'importance.

Octave s'assuya sur le bord du lit. Il pouvait rester deux heures sans bouger, sauf sa main droit qui, elle, se balladait frénétiquement sur le papier, par l'intermédiaire de ses crayons de couleurs fétiches.

Le ballet des pointes se faisait dans un silence grave. 

On toqua à la porte de sa chambre. Une petite voix se fit entendre.

- Tu as bientôt fini, Octave ? Le petit déjeuner est prêt.

- Oui, grand-mère. 

- Bien, mon petit.

Le rituel était devenu, avec le temps, une sorte de plaisir non dissimulé  pour Geneviève. Cette dame, que les années à l'usine de couture n'avait pas physiquement tant affectée que ça, recevait ce matin une visite plutôt inattendue.

- Je suis prêt, grand-mère, dit soudain Octave, qui avait remplacé son pyjama rouge et blanc par un jean et un pull à paillettes.

- Viens t'asseoir, mon grand, je tiens à te présenter ce monsieur. 

- Bonjour, jeune homme.

Le visiteur venait sans nul doute d'Inde, au costume drapé de jaune orangé et surtout à son turban impeccablement noué sur la tête. Son accent anglais été parfaitement maîtrisé et il arborait le genre de  disponibilité qui met tout le monde à l'aise.

- Votre grand-mère m'a envoyé une lettre dans laquelle elle explique votre addiction aux rêves. 

- De grâce, grand-mère, je ne suis pas malade, je vais bien !

- Si tu allais aussi bien que tu le prétends, pourquoi n'as-tu toujours pas de travail ? Une personne responsable doit savoir prendre sa vie en main, et je ne pense pas que cela soit ton cas, mon petit.

Le visiteur fit les présentations ; l'homme venait plus précisemment de la principauté de Pondichéry et exerçait la profession peu courante de coach de rêve.

- Cher Octave, je serais honoré de pouvoir me mettre à votre service pour que vous et votre grand-mère aient une vie plus sereine que celle que vous avez actuellement. Vous pouvez créer des rêves à la demande et il se trouve que j'ai la possibilité de les transférer vers celles et ceux qui n'ont pas le temps de faire des rêves. 

S'en suivit une explication sur les problèmes dans son pays, où les rêves qui, autrefois, faisaient la richesse de son quartier, avaient fini par s'étioler et à perdre en qualité. De plus en plus de touristes qui venaient profiter des projections nocturnes repartaient déçu.

Le jeune homme, qui le regardait du début à la fin d'un air superficiel, mangeait tranquillement son petit-déjeuner.

- Octave, je sais que vous ne m'écoutez que d'une seule oreille. Mais si vous pouviez...

L'homme s'interrompit. Octave venait de plonger en pleine léthargie.

- Madame, si vous voulez bien éteindre les lumières et fermer les rideaux, je vais pouvoir procéder à la démonstration.

L'homme tendit un drap blanc sur la vieille commode face à la table de cuisine puis posa ses mains sur le crâne du jeune endormi. La vieille femme retint un cri quand elle vit les veines du cerveau de son petit-fils et celles du visiteur prendre une couleur fluorescente jaune vert. Des flashs noirs à intervalles réguliers s'intercalèrent dans le flux sanguin.

Au bout d'une dizaine de ses flashs, les yeux du jeune indien prirent une teinte dorée et brillèrent dans l'obscurité en direction du drap. 

Le miracle se produisit : quelques images floues puis nettes se succédèrent au rythme d'une vingtaine par seconde. Le film qui se projettait sur le drap montrait une jeune actrice au bord d'un rocher, luisant d'eau de mer. Les détails étaient tels qu'on voyait son visage s'exprimer avec effroi et résignation.

La vieille femme reconnut ce visage : c'était le sien.

- S'il vous plaît, arrêtez ça, s'il vous plaît !

- Pas encore, madame.

- Je vous en supplie, je ne supporte plus de voir ça. Arrêtez ! dit-elle en empoignant l'indien par le bras. Sentant la pression qu' il exerçait sur Octave, elle tira de toutes ses maigres forces et au bout de quelques tentatives, réussit à briser le circuit virtuel que formait les deux hommes.

Le fluor qui iradiait la pièce s'éteignit, tout comme la lumière émise par les yeux de l'indien.

Octave n'avait pas bougé d'un iota. 

L'indien s'exclama :

- Vous n'auriez pas du ! Nous y étions presque. Encore quelques secondes et j'aurais pu enregistrer le contenu du rêve de votre petit-fils.

- Fichez le camp de chez moi ! Fichez le camp ! 

Il récupéra son turban et fut éconduit vers la sortie. Elle reclaqua la lourde porte et remis les verrous. Les larmes lui coulèrent.

- Grand-mère, ça va ? Il est parti ? Qu'est-ce qui s'est passé ?

- Tout va bien, mon petit. Ce n'était pas une si bonne idée de l'inviter, finalement.  

 

 

L.P. 

Scénario d'une vie de rêve

Ancre 27042016

La récolte était sur le point de commencer. Barbara ouvrit la porte coulissante et enjamba la marche en béton qui donnait sur un petit chemin rectiligne, fait à partir de plaque de vinyle blanc.

De part et d'autre de ce chemin se dressaient des dizaines de pieds de tomates, dont les fruits commençaient à faire plier les tiges qui les nourrissaient depuis plusieurs jours déjà.

Elle était suivi par deux stagiaires, également en blouse blanche et portaient, quant à eux, des gants blancs en latex et des masques de chirurgiens.

- Faites-moi une analyse complète de ce pied-là, de celui-ci, et de celui-là, dit Barbara en indiquant les pieds de tomates qui avaient les tomates les plus rouges.

- Bien, Barbara. répondirent-ils d'une seule et même voix.

Ils dégainèrent leurs pointeurs laser. Des lumières vertes, jaunes et oranges se succédaient à une cadence infernale au niveau du voyant situé sur le bas du stylo. Tout était stocké dans ces petites bijous de technologies : taille, forme, rigosité, taux de protides, de lipides, de glucides, composition chimique de la chair.

- Et veuillez à mesurer le nombre de pépins et leur potentiel germinatif, précisa Barbara. Elle était , pour sa part, en train de mesurer la distance entre chaque feuille, le rapport hauteur - largeur de chaque pied, ainsi que la répartition des racines les unes par rapport aux autres.

Une heure se passa. Barbara, qui était accroupi, se releva et rappela ses stagiaires.

- Vos relevés sont-ils terminés ?

- Oui, Barbara, répondit le plus jeune des deux. Il était dans son quatrième mois pour préparer son master en génomique des plantes agricoles.

- Allez-y, alors. Je vous laisse trois jours pour faire l'analyse détaillée de vos relevés. Nous ferons un point ensemble jeudi pour préparer la réunion de vendredi.

Les deux stagiaires rebroussèrent chemin. Une fois rentrés, elle put esquisser l'espace d'un instant un sourire de satisfaction : s'occuper de futurs scientifiques lui procurait une certaine dose de plaisir.

Elle continuait une demi-heure encore à prendre des photos de la totalité des plants de la serre. Elle pouvait compter sur les dizaines d'appareils photo numériques attachés aux toits des serres. Elle n'avait qu'à choisir les pieds à photographier et à adapter les réglages en fonction de la luminosité. Cette phase était la plus délicate et ne pouvait être confiée qu'à Barbara. Sa passion pour la photographie était une aide précieuse pour cette opération.

Une fois le travail achevé, elle se dirigea vers la porte coulissante et pénétra dans la salle des ordinateurs.

Elle déposa alors les cartes mémoires de son stylo sur le lecteur.

L'ordinateur qui lui était attribué s'affola dans un vacarme assourdissant, comme un chien qui aboierait se jetant sur ses croquettes, et un fenêtre s'ouvrit. Les différents fichiers apparurent à ses yeux.

Elle cliqua alors sur le dossier avec le bouton droit de sa souris grise et sélectionna l'action Ouvrir avec ... Une nouvelle fenêtre listant des applications s'ouvrit , elle sélectionna le premier logiciel de la liste et un nouveau vacarme retentit, cette fois-ci plus long.

Le logiciel s'ouvrit et afficha en quelques secondes une série de fenêtres représenta des photos et divers graphes en trois dimensions.

Barbara passa la soirée entre son ordinateur, ses lasagnes chauffées au micro-ondes et son thé vert.

Le lendemain, le directeur du laboratoire de recherche sur la croissance orientée lui posa la question qu'elle entendait chaque semaine depuis deux mois :

- Alors, vous avez pu avancer dans vos recherches ?

Mais cette fois-ci, les nouvelles étaient à la hauteur des espoirs qu'elle avaient fondés sur ces travaux.

- Oui, les relevés d'hier soir devraient confirmer mon hypothèse sur l'accélération et l'optimisation de la répartition des fruits avec l'augmentation de la température et de l'humidité.

- Vous m'en voyez ravi.

- Les stagiaires sont également affairés à analyser leurs relevés. Concrètement, la prochaine réunion devrait permettre de répondre aux questions qui restaient en suspend à la dernière.

- Très bien, Barbara. Je dois vous laisser, je dois aller dans la zone dédiée aux pommes de terres.

Bon courage et à vendredi.

- Merci, José , à vendredi.

Des articles de journaux punaisés sur les murs de la salle, rappelaient aux chercheurs que l'enjeu des ces travaux étaient d'une importance internationale. Le monde comptait sur leurs recherches agronomiques pour débusquer les nouvelles façons de faire survivre les 20 milliards d'êtres humaines qui peuplaient actuellement la Terre.

Les changements climatiques survenus depuis 60 ans ont engendré des inégalités qui n'existaient pas jusqu'au début du 21ème siècle. Les pays, autrefois développés, devinrent dépendant des anciens pays en voie de développement qui, à l'heure actuelle, ne souffraient plus d'aucune pénurie alimentaire.

L'Europe était en l'occurence face à la pire crise agricole de son existence et le Parlement Européen dut renoncer à ses contraintes en matière de dettes pour permettre aux Etats-membres d'investir massivement dans la recherche agronomique.

Barbara avait été sélectionnée pour diriger le programme sur les tomates pour une idée simple : les plantes ont besoin d'un support de taille conséquente pour maintenir la croissance des plantes et la production de fruits en abondance, dans les conditions climatiques actuelles , qui devenaient tropicales depuis une dizaine d'années. Elle suggéra à la commission scientifique de s'appuyer sur les monuments touristiques les plus hauts du monde : la statut de la Liberté, la tour Eiffel, le Golden Gate, la tour de Pise, et bien d'autres structures.

Pour se faire, il fallait créer des pieds de tomates capables de produire des feuilles plus grandes, des tiges plus solides, et des fruits plus gros que ceux actuellement vendus. 

Le téléphone du laboratoire sonna.

- Allô, Barbara à l'appareil ?

- Bonjour Barbara, c'est Olivier. Tu peux venir, s'il te plaît ?

- J'arrive tout de suite.

Le second stagiaire, plus expérimenté que le premier, était autorisé à contacter les chercheurs du laboratoire. 

Elle prit l'ascenseur et monta au au quatrième étage où un plateau d'informaticiens chevronnés passaient leurs journées à analyser des millions d'octets issues des relevés des différents laboratoires du département d'agronomie.

Le claquement des talons fit sortir les deux stagiaires de leur concentration.

- Quoi de neuf, alors ? Vous avez trouvé quelque chose d'anormal ?

- Ah .. euh, oui, effectivement, les relevés sur le pied 267 sont complètement différents des autres pieds. Surtout au niveau de la composition chimique et des pépins. Nous avons fait un criblage de quatre protéines et aucune n'est compatible avec des protéines de tomates existantes. 

- Et la prédiction tridimensionnelle ? Elle donne quoi ?

- C'est en cours. Stéphane est sur la quatrième. 

Elle se dirigea sur le poste du second stagiaire, qui lui laissa le clavier et la souris. Elle prit le soin de manipuler les atomes sur la protéine en cours d'élaboration.

Au bout de trois minutes où les phases de réflexion succédaient aux phases de manipulation tridimensionnelle, elle prit la parole :

- Je crois comprendre pourquoi. Il vous reste combien d'échantillons à analyser ?

- Quinze, Barbara.

- Focalisez-vous sur ces quatres protéines sur vos échantillons restants et faites moi une synthèse pour demain après-midi.

- On n'attend pas après-demain ? dis le premier stagiaire 

- Plus maintenant, vos résultats risquent de faire grand bruit et pourraient bouleverser le programme de recherche. Faites-moi signe quand vous aurez fini.

- Bien, Barbara, on s'y remet.

- Bon courage, dit-elle en se levant du siège à roulettes qui, glissa sur quelques mètres.

Les claquements de talons firent lever les yeux des autres informaticiens qui se retournèrent pendant quelques secondes.

Barbara reprit l'ascenseur, les nerfs à vif et le stress qui commeçait à monter.

Une fois la porte ouverte, elle se dirigea vers son poste de travail et consulta quelques articles scientifiques sur les plants de tomates.

Puis elle composa un numéro de téléphone.

- Allô ? Oui, c'est Barbara. J'aimerais visiter ta serre demain. C'est possible ?

- Ca tombe bien, notre directeur général devait s'y rendre, il a dû annuler à la dernière minute.

- Excellent. Il ne faut pas qu'il soit au courant de quoique ce soit. Le programme d'industrialisation risque d'être compromis par ce qu'on vient de découvrir.

- Ah ? Vas-y, raconte.

- Eh bien, des malformations aberrantes critiques sont sur le point de se manifester dans les populations qui sont destinées à la plantation.

- Quels genres de malformations ? questionna l'homme au bout du fil.

- Du genre, mais c'est à confirmer, production de toxines en lieu et place des pigments. La forme actuelle est encore à dose négligeable mais, au vu du process, il est fort probable que des dizaines de pieds de tomates pourraient produire des fruits bourrés de toxines d'ici moins de dix générations.

Un silence, chargé de réflexion, régnait entre les deux téléphones.

- C'est embêtant. Ca remet clairement en cause le programme, répondit finalement l'homme, gêné.

- Tu veux dire que tu as déjà lancé une phase du programme ?

- Oui, on a pris de l'avance.

- Combien de pieds ?

- Cinquante.

- Quoi ? hurla la jeune femme.

- Je sais, mais le directeur a insisté pour avancer la mise au point. Allô ? Barbara ?

La jeune femme venait de raccrocher. Elle sentait à présent que tout lui échappait. Un vide immense prenait place dans le projet de sauvegarde de l'humanité qu'elle pensait pouvoir échaffauder.

 

L.P.

 

Rien ne serre de courir, car le lycopène toujours

Ancre 03052016
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