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Je foulais ce nouveau territoire fraîchement acheté par les vingt millions de dollars de la caisse spéciale des acquisitions territoriales du Kansas, plus communément appelée House of Acquisition of Kansas.

Les panneaux de signalisation délimitant ses frontières étaient en cours d'installation. Sam posa une main sur mon épaule droite.

- On l'a enfin eu. J'ai failli perdre espoir, mais cette fois-ci, tu l'as eu.

- C'est vrai que cette partie-là, j'en ai eu des sueurs froides. Mais les dieux du jeu m'ont bien aidé, dis-je avec un léger sourire en coin.

Le soleil levant chassa les derniers rubans de brouillard. 

- Mais maintenant que tu as eu ce que tu voulais, que tu as obtenu l'exclusivité de ce territoire par le biais de la HAKa, qu'est-ce que tu vas faire ?

- J'ai décidé de te nommer maire et d'y exercer ta nouvelle fonction ici.

- Moi ? Je ne sais pas quoi te dire, Bill. 

- Ne me remercie pas, tu as toutes les compétences pour ce poste.

Il enleva son chapeau, dévoilant sa coupe de cheveux militaire. 

Soudain, nos chevaux s'agitèrent anormalement.

- Tout doux, mon grand, tout doux, dis-je au mien.

- Il doit sentir une présence étrangère hostile. Sans doute un de ces diables de moustiques.

- Ca m'étonnerait, il n'a pas plu depuis deux semaines, les femelles moustiques se font rare.

Les poseurs de panneaux, quant à eux, commençaient à se gratter frénétiquement.

- C'est quoi, ce délire ! Mais, j'y pense, je ne ressens aucun démangeaison, et toi non plus, Bill !

- Etrange. Le chef du service études cliniques de l'hôpital central aura, espérons-le, un avis là-dessus.

Le lendemain matin, je me rends à l'hôpital quand un vieil homme, assis sur un banc à proximité de l'entrée, me pris le bras.

- C'est vous le nouveau propriétaire du territoire d'en face ?

- Oui, c'est bien moi.

- Faites-vos valises et quittez définitivement le pays. Vous avez mis la main sur un piège à retardement. 

- Rassurez-vous, les Indiens sont aussi inoffensifs que les mouches.

- Ne parlez pas de manière aussi assurée, cher monsieur. Je peux vous venir en aide si vous m'écoutez attentivement.

- Vous ? 

- Evidemment. Je connais bien ce pays pour y avoir vécu pendant mon enfance.

L'homme passa dix minutes à m'expliquer son passé : sa naissance causa la mort prématurée de sa mère, un oncle devenu un parent de substitution après un accident d'hélicoptère qui coûta la vie à son père. 

- Chaque année, pendant la période des chaleurs, les gens subissaient des crises de démangeaisons frénétiques ; ils avaient le corps pelé s'ils ne prenaient pas de décoction d'herbes locales. 

- Et elles y sont toujours, ces herbes ?

- Je crains fort que non. Vos agents ont bitumés et détruit les dernières zones restantes où poussent ces herbes.

- Vous voulez dire que nous allons tous subir ces démangeaisons sans rien pouvoir faire ?

- Mon but n'est pas de vous faire peur mais de vous prévenir qu'il y a une solution. Vous et votre ami êtes la solution. 

L'homme quitta son banc et se dirigea vers le brouillard qui persistait encore.

Je pénétrai dans la salle d'accueil.

- Bonjour madame, je souhaiterais voir le docteur Kensington, s'il vous plaît.

- Vous tombez bien, il vient de rentrer d'une conférence au Brésil. C'est au 5ème étage, porte 29.

- Merci, madame.

Je sortis de l'ascenseur, les paroles du vieux encore en tête. La porte s'ouvrit.

- Bonjour Bill, j'ai peu de temps à vous consacrer alors allons à l'essentiel.

- Mon souci est le suivant : le territoire que j'ai acheté semble poser problème depuis quelque temps. Mes agents sont pris de crises de démangeaisons quand ils y travaillent. Et bizarrement, moi et le futur maire ne sommes pas atteints.

- Etrange, effectivement.

- Et je viens de voir un vieil homme près de l'entrée qui ...

- Vous êtes sûr ? Je vous ai vu par la fenêtre de mon bureau et je n'ai vu personne d'autre que vous.

- Je vous jure, il m'a expliqué qu'il y avait des herbes spéciales qui guérissent des démangeaisons mais mes agents ont détruit les derniers plants. Il m'a affirmé qu'il y avait une solution et qu'elle était en moi, ainsi qu'en celle de mon ami.

Le médecin-chef était assez perplexe. Il se mit à réfléchir.

- A toute fin utile, je peux vous faire une prise de sang. 

Une fois la prise de sang effectué, il me raccompagna à la sortie de l'hôpital.

Je montais dans la Pontiac et pris la route vers le futur maire du territoire. La radio passait "Clapping for hope" des Strangers from Kansas, le premier groupe originaire de là-bas. De l'espoir, il allait en falloir une bonne dose.

L.P.

Le temps se gratte ... 

Ancre 06092016

Une raideur dans le cou se forma quelques secondes après mon entrée dans la pièce. Je tentai une décontraction express en agitant des épaules, ainsi que trois séries d'inspirations et d'expirations, mais en vain : la douleur se faisant lancinante.

La porte se rouvrit brusquement ; j'eus un sursaut, ce qui me provoqua une grimace. L'homme me vit en pleine souffrance mais ne chercha pas à me soulager. Pire, sa démarche de plomb, son après-rasage sentait abondamment le musc.

Il se dirigea vers le bureau en métal gris et tira difficilement une chaise à roulettes.

- Vous pouvez vous asseoir, monsieur, dit-il en exhalant une haleine fortement chargée de tabac.

L'homme fit grincer un tiroir et en tira un classeur gris qu'il posa sans un bruit. Pendant tout le temps où il prit à tourner les feuilles du classeur, seul le claquement de l'aiguille des secondes de l'horloge murale se faisait entendre.

Le stress ne passait toujours pas, bien au contraire. Je tournais la tête et vis un écureuil en bois sur le bord de la fenêtre. Des dizaines de fines gouttes de pluie coulaient sur la vitre.

- Je n'ai pas beaucoup de temps à vous consacrer, dit l'homme.

La douleur, qui s'était calmée, repris de plus belle. Je repris ma respiration ; l'homme leva la tête et me regarda fixement. Son regard m'inspirait crainte et interrogation, au point que je m'arrêtai de respirer.

C'est en pleine apnée que l'homme en profita pour lire à haute voix.

- Je cite la déposition que vous avez faites auprès de l'inspecteur Kentoro le mois dernier : "Je, soussigné Hishiro Hatatame, cuisinier au 239 de la rue de Nagano à Kyoto, porte plainte suite à une agression que j'ai subi le 23 février 1986 à 3 heures du matin. Mon agresseur m'a roué des châtaignes dans la cuisine, alors que je rangeai mes ustensiles de cuisine. Il m'a également frappé avec un de mes couteaux sur la cuisse droite avant de s'enfuir. Je n'ai pas vu le visage de mon agresseur." Pas de remarque concernant votre déposition ?

- Non, monsieur, marmonnai-je.

- Pardon ? 

- Non, monsieur, dis-je plus fort.

- Bien. 

L'homme ferma tranquillement le classeur. Quelques secondes plus tard, l'homme prit son téléphone, décrocha le combiné et composa un numéro. Des notes de musique se firent entendre ; elles provenaient d'un concerto pour violon de Brahms.

La musique s'arrêta brutalement.

-C'est bien le département 14 ? Bonjour, je suis du service régional des plaintes et je souhaiterais faire une annulation. Oui, une plainte de monsieur Hatatame. C'est bien celle-là. Merci beaucoup, une très bonne journée. Au revoir.

Il raccrocha et m'adressa à nouveau la parole.

- Monsieur Hatatame, voilà un an que vous déposez la même plainte quatre fois par semaine au même commissariat et au même agent de police Kentoro. Pouvez-vous m'expliquer pourquoi ?

- Pourquoi quoi ?

L'homme commença à se crisper et se leva de son siège.

- Pourquoi est-ce que vous harcelez la police, et plus précisément l'agent Kentoro depuis un an ?

De plus, vous lui déposez systématiquement une tarte aux pommes une fois par mois, tarte qu'elle jette car elle ne supporte pas les pommes.

- Je ne vois pas de quoi vous parlez, monsieur. Je ne comprends d'ailleurs pas cette convocation, dans la mesure où j'ai réellement et régulièrement été agressé. Et pourquoi m'annuler ma dernière déposition alors que j'ai eu un séjour à l'hôpital ?

- Je suis au courant, monsieur Hatatame, dit-il avec rage. Je sais tout, absolument tout. Vous n'êtes pas le premier et sans doute pas le dernier à provoquer mademoiselle Kentoro. Mais une chose est sûre : je ne laisserais personne faire du mal à mademoiselle Kentoro. Elle est tout pour moi, toute mon existence a changé quand je l'ai rencontrée il y a trois ans dans ce restaurant, celui-là même que vous tenez actuellement. Chaque vendredi, nous dégustons des sushis dans votre restaurant et je suis certain que vous voulez la séduire.

J'avoue que votre stratégie de séduction est discrète, mais vous ne saviez pas que je recevais tous les jours toutes les plaintes de la région pour les rediriger ou les annuler.

Je fais donc ce que je veux des plaintes. Vous aurez beau bramer devant elle, bomber le torse ou de l'aguicher avec vos talents culinaires certes remarquables, vous ne l'aurez jamais, JAMAIS !

Son visage était si proche du mien que je n'osais plus respirer. Je sentis un craquement dans son cou.

- Monsieur, je crois qu'il y a un malentendu. Je ne suis pas monsieur Hatatame et je suis cuisinier spécialisé dans les cucurbitacées, juste à côté du restaurant dont vous m'avez parlé.

L'homme s'éloigna et prit un temps pour respirer, tout en continuant à me fixer des yeux.

- Vous dites ?

- Je dis que je ne suis pas monsieur Hatatame et je ne harcèle pas l'agent Kentoro. Voici ma carte d'identité, monsieur.

Je lui tendis ma carte de ma poche intérieur. L'homme la prit violemment et la regarder pendant quelques secondes. C'est alors qu'il posa une main sur le bureau et la crispa, tout en baissant la tête.

- Vous ... vous n'êtes pas monsieur Hatatame ...

- C'est bien celà.

L'homme s'effondra sur le sol et se tint la tête avec ses deux mains. Je sentis la détresse l'envahir et les larmes couler.

- Vous n'êtes pas monsieur Hatatame ?

- Oui, tout à fait, je ne suis pas monsieur Hatatame.

- Alors, vous pouvez partir. Je suis désolé de vous avoir accusé de séduire l'agent Kentoro.

Je le relevais et l'aidai à se rasseoir sur sa chaise. 

- Je vais donc m'en aller. Mais, avant de partir, j'aimerais que vous me rendiez un service.

- Tout ce que vous voudrez, monsieur.

- Je veux que vous appeliez le service que vous avez contacté il ya quelques minutes pour leur annoncer votre démission.

- Ma démission ? Mais ce travail est toute ma vie !

- Je sais mais il ne vous a apporté que des ennuis. Vous allez quitter votre travail demain et vous mettre à la pêche.

- Bien, monsieur.

L'homme s'exécuta et appela le service.

Je quittais la pièce et referma la porte doucement. 

- Alors, il a marché ?

- Oui, comme prévu. Bon, on y va, chère agent de police Kentoro ?

- Mais tout à fait, cher monsieur Hatatame !

L.P.

La complainte du fonctionnaire en rut majeur  

21092016
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