top of page

L'arbre bicentenaire de mon enfance, planté près de la haute palissade en bois qui séparait notre maison du domaine public, donnait encore des fruits à la chair fondante, faisant ployer les jeunes branches. 

Le jardinier s'approcha de moi et, dans mon dos, je sentis une main épaisse se poser sur mon épaule gauche.

- Rien n'a changé depuis votre départ. Vous allez vous installer définitivement ?

- J'ai bon espoir, Anatole.

L'esquisse d'un sourire se dessinait sur son visage, lui qui, en quarante ans de service, avait toujours conservé un flegme en toute circonstance.

Un bruit de moteur se fit entendre, avant de s'éteindre. Quelques claquements de porte. Des crissements de pas sur le gravier. 

- Bonjour, Maître Olivier, notaire. Je viens pour la lecture du testament que m'a confié Mr Polti. Vous êtes de la famille ?

- Bonjour. Oui, je suis son fils aîné.

Nous fîmes les présentations d'usage. Je lui enjoignis à entrer dans la demeure familiale.

Le bruit de ses souliers sur le vieux carrelage vinrent résonner, emplissant le volume du salon qui était encombré de vieilles planches de bois.

Le notaire posa sa mallette noire sur un des rares cartons que je n'avais pas encore mis aux ordures.

- Messieurs, Mr Polti, feu votre père, m'a chargé de vous transmettre ses dernières volontés. Avez-vous une toile blanche ?

- Une toile blanche ? dis-je , perplexe ?

- Oui, pour y projeter des images de diapositives.

- Je vais voir si je trouve quelques chose, répondis-je en me dirigeant vers la cave.

Je descendis les marches humides et vis un carton d'où sortait un amas de tissus blancs. J'en pris un, et le remontai.

Nous accrochâmes le tissu avec quelques clous sur les lambris.

Le notaire sortit alors un ordinateur portable, ainsi qu'un rétroprojecteur. Après quelques manipulations, on pouvait voir les mouvements de la souris sur le tissu.

- Votre père a réalisé une vidéo en guise de testament. Ce n'est pas conforme aux règles mais c'est tout à fait légal.

Il enclencha le démarrage de la vidéo. Les premières secondes étaient dignes d'une projection d'un film au festival de Cannes, tant les effets vidéos rivalisaient de technicité, et que seule une équipe de professionnels du 7ème art pouvaient maîtriser.

Une voix monotone surgit du noir. Mon père avait toujours pris cette voix. Pour me féliciter ou pour me gronder, il prenait toujours cette voix. 

Le texte qu'il prononçait était simultanément affiché en français et en anglais. Tout y était retranscrit. Quelques scènes mouvementées du quotidien filmées en caméra Super 8, ponctuées d'onomatopées, venaient trancher avec les scènes en plan fixe au cours desquelles il énonçait les legs qu'il comptait transmettre à ses fils et son entourage proche, y compris le personnel de maison.

" A Anatole, je lègues le terrain de football en sortie du village. Qu'il en fasse ce qu'il veut ; papa me l'avait donné, en pensant sans doute qu'il allait faire de moi un champion. "

" A Pascal, mon petit-fils, je lègues ma collection d'albums vinyle et de fichiers MP3. Les logiciels de numérisation et d'encodage sont déjà sur le portable que Me Olivier utilise en ce moment pour vous faire visionner mon testament."

Mon tour allait venir. J'avalais ma salive non sans une certaine nervosité. 

" A Sébastien, je lègues ma mine de manganèse basée en Australie ; les bénéfices qu'il devra produire à hauteur de 25 % du chiffre d'affaires devront être reversés à une association d'aide aux victimes du manganèse."

Je n'écoutais plus alors le reste de la vidéo. Mon père avait osé. Il voulait sans doute me donner une énième leçon. D'économie cette fois-ci.

- Voilà, c'est tout. La vidéo est disponible depuis ce matin sur ses comptes YouTube et Facebook, qui doivent rester actifs.

- Et dire que j'ai quitté Bulle pour apprendre que mon père va m'humilier sur les réseaux sociaux pour le restant de mes jours. Je pensais qu'il m'avait pardonné, c'est incompréhensible !

J'allais quitter le salon quand le notaire me retint.

- Monsieur, votre père a fait une autre vidéo qui vous est dédiée. Elle vous a été envoyée sur votre adresse électronique ce matin. 

Je consultais alors mon smartphone. La vidéo que j'avais reçue était cette fois-ci bien plus courte et ne s'encombrait pas des fioritures cinématographiques. Je la consultai avec mes écouteurs.

Il y expliquait qu'il connaissait mes nombreuses relations extraconjugales et qu'il avait pris la décision de me léguer cette mine pour se venger.

- Alors, que dit-il ?

- Ce qu'un père ne devrait jamais dire à son fils.

Je me dirigeais alors vers l'armoire, où mon père y entreposait ses armes. J'en pris une, posa le canon dans ma bouche et tira sur la détente. Elle claqua mais aucun son ne sortit. Des larmes coulaient.

- Il avait tout prévu, même ça !

Tandis que je restais abasourdi, le notaire récupéra doucement l'arme et la remis dans l'armoire.

 

L.P.

Fondu  enchainé

savoyard

Ancre 23032016

Notre marche dominicale se termina comme elle avait commencé : sous une pluie battante.  Notre groupe s'arrêta devant une grotte. Elle était couverte d'une couche épaisse de lichen ; des feuilles, tantôt vert émeraude, tantôt vert kaki, tombaient du haut de la falaise et formaient un immense rideau naturel. 

Malheureusement, l'humidité extrême permanente avait attiré les moustiques par dizaines et ce feuillage devint vite un problème qu'il nous fallait résoudre si nous voulions nous abriter pour la nuit.

- Ne pouvons nous pas couper les feuilles, chef ? dit le dernier du groupe.

- Pas question, c'est interdit par le point cinq du règlement.

Il sortit un carnet bleu et l'ouvrit. Il extirpa péniblement une paire de lunettes rondes et la posa son son nez, ruisselant de transpiration.

"Le groupe ne devra en aucun cas détruire ou dégrader la milieu naturel ou tout élément le constituant. Toute violation de cette règle sera sanctionné d'un point de pénalité de groupe."

- Ah zut ! C'était ma seule idée ... J'en ai marre de ce règlement de ...

- Attention, le premier que j'entends encore se plaindre peut faire une croix sur la suite du parcours. Le règlement stipule, je vous le rappelle, qu'à chaque membre absent du groupe à l'arrivée se verra une sanction d'1/2 point de pénalité de groupe par personne manquante.

Le silence se fit pendant quelques secondes. Nous étions tous éreintés par la dernière épreuve et nos nerfs étaient à vifs.

Un des hommes poussa une branche de fougère et découvrit un banc, sculpté grossièrement dans du bois de sapin. Il n'y avait de la place que pour quatre personnes.

- Je comprends que vous soyez fatigués ; c'est justement notre résistance à la fatigue que le jury veut éprouver sur nous. Le tirage au sort ne nous a pas aidé. Comme vous, j'aurais préféré que nous tirions la capacité à créer en milieu hostile mais, que voulez-vous, c'est notre choix.

- Notre choix, c'est vite dit, chef ! La majorité du groupe ne veut pas dire à l'unanimité.

Je tenais pour ma part à peine sur mes jambes. La moiteur nous avait fait perdre notre force et les 2700 mètres qui séparaient le point de départ de notre bivouac se faisaient sentir, notamment pendant notre respiration.

Je me tournais vers celui qui s'adressait au chef du groupe. Je vis dans ses yeux les vaisseaux remplis de sang et les sourcils froncés. 

- Sauf votre respect mais il est évident que le résultat du tirage est biaisé. Nous sommes tous d'origine modeste et avons au moins un enfant à charge. Nous avons laissé notre famille pour cette épreuve. Le choix qu'a fait le jury était judicieux ; nous pensons trop à nos femmes et enfants pour tenir le coup.

L'homme portait, comme nous tous, un foulard, pour éviter de nous perdre. 

Je ne compris pas tout de suite mais un éclair de lucidité me fit craindre le pire : cet homme le portais à la bouche pour ne pas trahir ses émotions au reste du groupe. 

Je le soupçonnais de vouloir profiter de notre torpeur pour influencer les plus fatigués à se rebeller. Je fis donc semblant d'être encore dans la lune, pour ne pas attirer son regard.

- Ne jouez pas au malin avec moi. Nous avons accepté de partir ; si nous étions attachés à nos familles, il y a longtemps que nous aurions fait demi-tour.

Le chef était clairement en lutte entre la fatigue qui lui faisait perdre ses moyens et son statut de chef qui le tenait à coeur de représenter. 

- M'sieur, on a faim ! réclama un homme d'une trentaine d'années à ma droite.

- Il a raison, dis-je. Il serait préférable de trouver à manger au lieu de nous disputer. Nos stocks de viande et d'eau sont presque à secs et d'après la carte, il nous faut trouver une réserve alimentaire.

- Il me reste quelques boîtes de thon et quelques topinambours, rétorqua celui à la barbe rousse.

Sa voix avait changé : assurée au départ de l'épreuve, elle était maintenant essoufflée, lente et monocorde. Il regardait le banc à plusieurs reprises, attendant un signe du chef pour poser ses fesses et détendre ses muscles.

Je faisais partie du groupe et pourtant, je me devais de respecter la neutralité la plus stricte. Néanmoins, le désespoir qui luisait sur leur visage réveilla en moi un peu de cette compassion qui nous est demandée, dans notre corporation, de ne dévoiler à quiconque.

- Personnellement, je tiendrais jusqu'au bout. Ce ne sont pas des conditions tropicales qui vont me faire douter. C'est la même eau qui ruisselle sur nos fronts et qui remplit nos aquariums, il n'y a donc aucune inquiétude à avoir. Trouvons à manger et passons la nuit dans cette grotte. Quand aux moustiques, je propose que nous fassions un feu pour les éloigner, et chacun notre tour, nous veillerons à entretenir le foyer.

Je me surpris à ce sursaut d'orgueil. Mon rythme cardiaque s'accéléra et je sentis mes mains se serrer. Tous les yeux étaient braqués sur moi, le chef du groupe y compris.

Le silence ne fut brisé que par l'envol de quelques oiseaux au sommet de la canopée.

- C'est une excellente idée, Marcel. Il est temps pour nous de reprendre des forces et surtout nos esprits et de ne pas sombrer dans le pessimisme. Marcel, Pedro et Julien, allez chercher de quoi faire un feu. Didier, allez vous asseoir sur ce banc, votre état m'inquiète et vous serez mieux assis. C'est déjà un miracle que vous ayez tenu sur vos jambes.

- C'est sans doute que je suis en short, j'ai peut-être dû attraper froid. Ne dit-on pas "En avril, ne te découvre pas d'un fil" ?

Quelques uns se mirent à rire nerveusement.

- Pour ce soir, je vous propose de faire des sushis, avec les baies et le thon qui nous reste.

Alors que nous nous apprêtions en quête de branchages et de mousses, le chef vint me voir :

- Marcel, je ne sais comment vous remercier. Votre intervention était digne d'un chef et sans vous, je n'aurais sans doute pas su reprendre les rênes du groupe. J'ai eu tort de vous sous-estimer.

- Merci, chef. Seul notre arrivée tous ensemble m'importe. Votre courage vous honore et je suis fier de participer à cette compétition avec vous.

Le chef retourna en direction de la grotte, encore sous le choc. J'étais tout aussi perturbé que lui car, moi aussi, je venais de prendre une leçon de vie en pleine figure.

 

 

L.P.

Chef, un p'tit verre, on a soif !

Ancre 01042016
bottom of page